«Tout homme, toute femme, qui assigne une fin à l'amour, n'aime pas. Tout être humain ou animal qui fixe un but à l'amour, n'aime pas. Qui impose un contenu, n'aime pas. Qui rêve un foyer, une maison, un enfant, de l'or, une récompense, n'aime pas. Qui court après la réputation, l'ascendant social, le cheval, la voiture, l'honneur, n'aime pas. Qui vise le champion du tournoi, l'intégrité religieuse, la propreté, la délicatesse de la nourriture, l'ordre du lieu, le soin du jardin, n'aime pas. Celui qui prétend s'introduire dans un groupe auquel il n'appartient pas, ne serait-ce qu'atteindre les objectifs les plus sûrs - la mère dans l'homme, le grand-père maternel dans la femme -, n'aime pas. Celui qui recherche la culture, la virtuosité, le courage, l'expérience, la fierté, le savoir, n'aime pas. Dans l'étreinte Dieu et Je sont morts.»
« Il poussa la porte qui donnait sur la balustrade et le jardin de derrière et il vit soudain l'ombre de sa femme morte qui se tenait à ses côtés. Ils marchèrent sur la pelouse.
Il se prit de nouveau à pleurer doucement. Ils allèrent jusqu'à la barque. L'ombre de Madame de Sainte Colombe monta dans la barque blanche tandis qu'il en retenait le bord et la maintenait près de la rive. Elle avait retroussé sa robe pour poser le pied sur le plancher humide de la barque. Il se redressa. Les larmes glissaient sur ses joues. Il murmura :
- Je ne sais comment dire : Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids. »
«Le mot littérature est sans origine. J'aurai consacré ma vie à une proie insaisissable. Dont le nom n'avait aucun sens. Ni usage, ni fonction, ni dessein, ni origine, ni but.»
Ce dixième tome traite du faux dans l'art et le rêve. En s'appuyant sur des légendes, mythologies et contes du passé, Pascal Quignard s'interroge sur la façon dont ces textes formés au fil du temps sont devenus un moyen d'expression de l'art et du rêve, qui éloignent l'homme du vrai. L'auteur compose sa réflexion de souvenirs, d'analyses d'oeuvres littéraires ou artistiques, de fragments de pensées ou d'histoires.
"Je cherche, dans Dernier Royaume, une autre façon de penser à la limite du rêve. Une façon de s'attacher à la fragmentation de la langue écrite, et d'avancer en décomposant les images des rêves, en exhumant les textes sources. Quelle étrange falsification a lieu dans le rêve ? Dans le dessin qui naît sous les doigts ? Dans le langage qui gémit ? Dans la pensée qui hallucine ? Dans la musique même ? Ce dixième tome de Dernier royaume n'a qu'un sujet : le faux qui fait le fond de l'âme.
Tous les arts élèvent des mondes faux. L'art dès son origine témoigne activement d'un passé présent : d'un rêve actif qui passe les générations et remanie ce qu'il fait revenir. L'art de la préhistoire est une référence fondamentale pour toutes les populations humaines actuelles. C'est le véritable patrimoine."
A la fin du ive siècle de notre ère, une patricienne romaine âgée de cinquante et un ans tient son journal, ou plutôt une sorte d'agenda.
Elle consigne sur des tablettes de bois des achats qu'elle projette, des rentrées d'argent, des plaisanteries, des scènes qui l'ont touchée. pendant vingt ans apropenia avitia se consacre à cette tâche méticuleuse, dédaignant de voir la mort de l'empire, le pouvoir chrétien qui s'étend, les troupes gothiques qui investissent à trois reprises la ville. elle aime l'or. elle aime la grandeur des parcs et les barques plates chargées d'amphores et d'avoine qui passent sur le tibre.
Elle aime descendre aux cuisines et dévorer tout à coup. elle aime les hommes qui oublient de temps en temps le regard des autres hommes. elle aime les vantaux aux fenêtres qui ne laissent pas passer le jour.